Les racines au Moyen-Age
Emma Gugert
Emma Trouchaud
Jade Pinchard
La "malédiction" des racines
Premier de tous les jardins, l’Eden fut d’abord un jardin nourricier. Après la Chute, c’est “à la sueur de son front” qu’Adam doit obtenir sa subsistance. Cette nécessité se traduira par la création de jardins potagers au sein même des monastères : l’hortulus, ou “petit jardin”, selon l’abréviation du titre de l’oeuvre de Walafrid Stabo, moine suisse du IX è siècle, le Liber de cultura horturum. C’est aussi dans cette perspective religieuse que l’on comprend la valorisation de ce type de jardin et le soin que les moines apporteront à sa réalisation et à son entretien : au départ signe de malédiction, le travail devient rédempteur lorsque l’alignement des carrés de légumes vient témoigner de la générosité de la nature nourricière entretenue par l’application tenace et répétée de l’homme ; la figure du moine jardinier ou de l’ermite jardinier tient une place importante dans la symbolique potagère médiévale.
La tradition chrétienne va de plus intégrer l’héritage antique, notamment grec, adapté par les scolastiques : selon la Physique d’Aristote reprise par les penseurs médiévaux, l'univers est doté d'une organisation verticale, depuis Dieu au plus haut jusqu'aux objets inertes, situés au plus bas. Les plantes et les animaux qui composent l'alimentation se répartissent entre ces extrêmes. A cette hiérarchie vient s’ajouter une vision du cosmos organisée autour de quatre éléments eux-mêmes structurés selon une « grand chaîne de l’être ». Plantes et animaux dépendent de l'élément dont ils sont issus : le plus valorisé est le feu, puis l'air, l'eau et la terre. C’est ainsi que les volailles représentent les viandes les plus prisées, que les poissons sont plus appréciés que les quadrupèdes ; dans le domaine végétal, les fruits sont davantage prisés que les légumes qui poussent sous terre.
Encore faut-il bien distinguer entre les feuilles poussant sur une tige, comme pour les choux ou les pois, et celles qui partent de la racine (épinard, salade), dites herbes. Les racines elles-mêmes, comme les carottes et les raves, viennent seulement ensuite car elles poussent sous la terre, ainsi que les bulbes, oignons, poireaux et aulx qui sont de loin les plus méprisés.
Telles sont l’origine et la signification du terme racine au Moyen-Age ; terme dépréciateur, il désigne donc les plantes dont le bulbe souterrain est nourricier. Leur statut de relégation, quasi diabolique, leur vaudra de servir de nourriture pour le bétail, aux dépens des humains souvent soumis à la disette et qui répugneront longtemps à se résoudre à avaler cette “nourriture pour les cochons”.
Cette hiérarchie se vérifie dans les comptes alimentaires. Les élites consomment ainsi beaucoup de volatiles (volailles ou gibier à plumes), de fruits qui poussent sur des arbres en hauteur : image qui convient parfaitement aux classes élevées de la société. En revanche elles s'abstiennent à peu près complètement de légumes, laissés aux paysans et aux moines. Navets, poireaux, oignons, aulx, échalotes, mais aussi panais, maceron seront donc la base d’une alimentation végétarienne sous forme de porées et de potages. Manger “des racines et des herbes” devient le symbole d’humilité et d’ascèse.
Par ailleurs, à l’abri des murs du monastère, les moines vont véritablement pratiquer une sélection des plantes et permettre la création d’une grande variété de légumes et de racines, dont certaines sont aujourd’hui redécouvertes : panais, carotte blanche, maceron ...
Même si l’alimentation paysanne se caractérise par une certaine monotonie, herbes et légumes n’en permettent pas moins aux cuisiniers d'élaborer des plats complexes et parfois précieux : pois au lard, lentilles aux œufs et aux fromages, porée de bettes ou d'épinards, potage d'herbes au bouillon gras… Les panais sont cuits en pâtés en croûte avec du poisson, et la compote de navets au miel est un plat de choix. Les céréales sont complétées par des légumineuses : pois chiches, fèves, et pois entrent, été comme hiver, dans la préparation de potages, de galettes et de bouillis.
Herbes et racines de prédilection au Moyen Age :
- La carotte orange (Daucus carota) va s'imposer jusqu'à reléguer aux oubliettes les carottes violettes, blanches, roses et jaunes, sans compter le pauvre panais contemporain. Dès la fin du XVIII è siècle, les carottes orange sont adoptées et le siècle suivant sera marqué par une profusion de nouveautés.
- Le panais (Pastinaca sativa) : Partir à la source du panais revient à cerner celle de la carotte, même si ces deux plantes appartiennent bien à des genres différents. En effet l'utilisation des deux légumes commence par les récoltes d’espèces sauvages, avant leur culture et leur amélioration.
- Le céleri-rave (Apium graveolens): aussi appelé l'Apium du peuple, il est le résultat de la transformation de l'ache sauvage. Le grossissement de la base de la tige et du haut de la racine a débouché sur le céleri-rave qui n'a cessé de s’améliorer sous les effets de la culture. Il a été cultivé depuis des temps reculés, il a été qualifié de nouveau légume, il est en réalité plus ancien que le céleri à côtes.
- Le céleri à côtes (Apium graveolens-Apiacées) : l'émergence du céleri illustre parfaitement l'évolution radicale qui mène d'une plante sauvage peu attractive, pour ne pas dire rebutante, à un légume parfaitement domestiqué et apprécié. L'Ache odorante était utilisée par les Grecs et les Romains comme plante funéraire, et rapidement elle gagna un statut de plante médicinale ; ce fut même son seul usage pendant plus d'un millénaire, bien que Pline signale la consommation de ses feuilles blanchies, une pratique sans doute marginale.
- L’artichaut (Cinara scolymus): il fut apparemment découvert en Afrique du Nord, son origine est douteuse... Le légume serait resté cantonné à l'Afrique du Nord. Il disparaît en effet des relations et jusqu'au Moyen-Age on trouve trace uniquement des carduis, cardes et cardons qui sont des plantes spontanées dans toute la région méditerranéenne.
- Le navet (Brassica rapa) : il est connu des Romains et considéré tantôt comme un légume noble, tantôt dédaigné au point qu'on le jetait sur les gens en signe de mépris. C'est sans doute de la Méditerranée que le navet a essaimé dans toute l'Europe. Il pousse facilement dans les terres les plus ingrates et sert de nourriture de base aux hommes et aux animaux domestiques.
- Le radis (Raphanus sativus) : avant de remonter à son origine, il est bon de préciser les différents types de ce légume. Le mot évoque tout de suite les petites racines rouges et blanches vendues en bottes, ce sont les radis de tous les mois. Mais il existe aussi des radis d'été, moins prisés, qui ressemblent à des navets.
- Le maceron (Smyrlium olusatrum) : c'est une plante bisannuelle qui est entièrement comestible. Il se rencontre sur tout le litoral atlantique et méditéranéen. C'est une plante fortement aromatique au goût semblable à celui du céleri
Illustration 1: récolte de l'ail
Tacuinum Sanitatis, XVe siècle
Paris, BnF, Département des manuscrits, Latin 9333 fol. 23
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Illustration 2: Les différents métiers
de l'agriculture au Moyen Age
Histoire de France. www.histoire-france.net/moyen/technique-science
Illustration 3: récolte de carottes
Tacuinum Sanitatis, XVe siècle
Paris, BnF, Département des manuscrits, Latin 9333 fol.96 V
Illustration 4: récolte de céleris
Tacuinum Sanitatis, XVe siècle
Paris, BnF, Département des manuscrits, Latin 9333 fol. 24
Illustration 5: ragout typique des TaÏnos
Cubania. http://www.cubania.com/post/gastronomie-savoureuse-aventure-ajiaco-cubain/
Un ragoût typique des Taïnos:
La mauvaise réputation des racines trouvera encore une espèce de justification à l’occasion de la découverte du Nouveau Monde. En abordant l'Amérique par les Antilles, les Espagnols sont entrés en relation avec les Taïnos. Chasseurs, pêcheurs et cueilleurs, ils cultivent aussi une énorme racine, le manioc et préparent cette racine toxique pour en faire « le médiocre, le dangereux pan cazabe » ou pain de cassave. Les Taïnos et leurs autres proches voisins des Caraïbes, les Arawaks, préparent la racine de différentes façons, bouillie, rôtie, en gâteau de tapioca, ou encore réduite en farine et façonnée en pain : ils savent réserver le poison de l’écorce pour leurs flèches. Les Espagnols étaient-ils pressés par la faim, ou bien aveuglés par un évident sentiment de supériorité culinaire ? Toujours est-il qu'ils ont négligé, dans un premier temps, le savoir-faire des Indiens. Cette négligence a eu un coût, et le passage du pain de blé à la farine de manioc se révéla catastrophique, avant de faire au pain de cassave, de longue conservation, le pain des expéditions au long cours. Les premières intoxications avaient, d’abord, assis l’idée des risques associés aux racines… La pomme de terre connaîtra une difficile acclimatation, mais ceci est une autre histoire.
Répartition du potager au Moyen-Age :
A cette époque, le jardin est divisé en plusieurs espaces carrés. Il a la forme d'un damier. Chaque carré est délimité par des plessis et a une spécificité : le carré des légumes, celui des plantes médicinales, celui des plantes tinctoriales, le carré des cucurbitacées, végétaux plus exubérants, le carré des fleurs réservées au culte de la Vierge appelé aussi « Le jardin de Marie », enfin le carré des plantes magiques. Un lieu est souvent réservé aux arbres fruitiers. Des allées séparent les carrés. Une source d'eau est indispensable à tout jardin, elle est le symbole de la vie. Les plates-bandes élevées apparaissent pour la première fois dans les pays arabes en raison de la facilité qu'elles représentent pour l'irrigation. Les Arabes les utilisent dans les jardins d'Espagne et les font ainsi connaître aux Occidentaux.
L'origine de chaque légume n'est pas facile à établir, encore que les possibilités d'analyse génétique de ces dernières décennies ont permis de dénouer bien des écheveaux . Malgré certaines zones d'ombre persistantes, on connaît aujourd'hui l'histoire de nos légumes dans les grandes lignes. Notre civilisation puise ses racines dans le monde grec et romain, il est normal que la source de nos légumes s'y trouve aussi et qu'une des grandes voies de leur divulgation emprunte l'expansion de l'empire romain. La deuxième source de diversification sera amenée par les Arabes, habiles agriculteurs et techniciens, et formidables passeurs entre l'Extrême-Orient et l'Orient. Cet héritage déjà conséquent occupera nos ancêtres jusqu'après le Moyen-Age, et une dernière vague de nouveaux légumes viendra de la découverte du Nouveau Monde. La recherche des origines des légumes repose beaucoup sur les descriptions et les utilisations rapportées dans les écrits.
Outre leurs fonctions nutritives, les herbes et les racines étaient aussi utilisées pour des vertus médicinales. Les penseurs du Moyen-Age vont en effet croiser la théorie aristotélicienne de la hiérarchie des éléments auxquels ils vont associer des humeurs (sang, bile jaune et bile noire, pituite) avec les propriétés symboliques attribuées aux plantes. Ainsi l’humidité des cucurbitacées pouvait-elle servir à guérir la fièvre.
Bibliographie:
- brochures de la Tour Jean Sans Peur : La cuisine au Moyen-Age
A table au Moyen-Age
- Histoires des peurs alimentaires, Madeleine Ferrières
-Tous les jardins du monde Gabrielle Van ZUYLEN, Gallimard, coll. Découvertes,
Paris 1994, pp. 33-35
-“Jardin monastique, jardin mystique. Ordonnance et signification des jardins monastiques
médiévaux”, Bernard BECK, in Revue d’Histoire de la Pharmacie, 2000, volume 88, n°327,
pp. 377-394
- Le Potager du Moyen-Age, Josy Marty-Dufaut
- Histoires de potagers, Serge Schall
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